Mur thématique
1 – « Nous vous embrassons avec beaucoup d'affection » : une grande amitié
Hermann Rupf et Daniel-Henry Kahnweiler font connaissance à Francfort, vers 1900, pendant leur période de formation. A Paris, ils se découvrent un amour commun pour l'art pendant leur temps libre. Alors que Rupf est employé en 1905 comme associé dans la mercerie de son beau-frère à Berne, Kahnweiler ouvre en 1907 une petite galerie d'art à Paris. Rupf est son premier client.
Kahnweiler appelle Rupf « Mane », Rupf nomme son ami parisien « Heini ». Sur l'invitation de Mane, Heini passe la période de la Première Guerre mondiale en exil à Berne de 1914 à 1920. Après le retour de Kahnweiler à Paris, Rupf achète à son ami une maison à Boulogne, à côté de Paris, pour l'aider à démarrer. Pendant de nombreuses années, Kahnweiler rembourse les intérêts de cette dette avec des œuvres d'art.
Rupf et Kahnweiler resteront étroitement liés toute leur vie.
2 – « Il faut juste pouvoir tenir le coup » : Kahnweiler, marchand d'art
En 1907, Kahnweiler ouvre sa « boutique » – c'est ainsi qu'il appelle la galerie de seize mètres carrés, située au 28 rue Vignon à Paris. Au début, il suit les habitudes du commerce d'art parisien en organisant des expositions individuelles et en publiant des catalogues. Très vite, il change de stratégie et se contente d'accrocher les œuvres en stock. Parallèlement, il mise avec succès sur un public international.
La position de Kahnweiler en tant que défenseur du cubisme d'avant-garde (Picasso, Braque, Derain, Léger et Gris) fait de sa galerie une adresse de référence, au même titre que les plus grandes galeries de la capitale française.
Pendant la Première Guerre mondiale, les stocks de Kahnweiler, considérés comme « biens de l'ennemi », sont confisqués par les Français. En 1920, il doit pratiquement repartir de zéro pour relancer ses affaires à Paris ; la galerie de Kahnweiler s'appelle désormais Galerie Simon.
La crise économique mondiale de 1929 menace à nouveau le commerce de l'art. Kahnweiler songe même à fermer sa galerie. Ce sont surtout ses relations internationales qui lui permettent, dans une certaine mesure, de traverser la crise. Et son ami Rupf l'aide, autant qu'il le peut.
En 1940, Paris est occupé par l'armée allemande et la galerie est menacée d'« aryanisation » et de liquidation en 1941. La belle-fille de Kahnweiler, Louise Leiris, reprend la galerie sous son nom et lui permet de poursuivre tant bien que mal son activité jusqu'à la fin de la guerre en 1945.
Après 1945, Kahnweiler continue à gérer la galerie avec Louise Leiris, sous son nom à elle. Il redevient l'un des plus grands marchands et intermédiaires du monde de l'art de son temps.
3 – « Extrêmement précieux pour la réputation de la collection » : Rupf en tant que prêteur
Dans les années 1930, Rupf intervient de plus en plus en tant que prêteur, en partie par l'intermédiaire de Kahnweiler. Ce dernier écrit à Rupf, dans une lettre, que les prêts sont « extrêmement précieux pour la réputation de la collection ». Rupf prête ainsi des œuvres majeures lors de l'exposition Braque à la Kunsthalle de Bâle en 1933, puis, la même année, lors des expositions Gris et Léger au Kunsthaus de Zurich. En 1936, la toile de Braque, Maisons à l'Estaque (1908), fait partie des prêts essentiels d'une exposition au Museum of Modern Art de New York qui fera date – Cubism and Abstract Art.
Et enfin, malgré l'insécurité qui règne, Rupf parvient à présenter sa collection à la Kunsthalle de Bâle à l'automne 1940, alors que la guerre a commencé.
4 – Une aide face à la détresse : Louise et Michel Leiris
Le couple Leiris joue un rôle important dans la vie de Kahnweiler. Louise, que la famille appelle Zette, est la fille de l'épouse de Kahnweiler, Lucie Godon, donc sa belle-fille. Elle s'avère lui être d'un soutien indispensable à la Galerie Simon.
Lucie rencontre son mari Michel, écrivain et ethnologue, lors des « beaux Dimanches de Boulogne », rencontres conviviales d'artistes et d'intellectuel·le·s d'avant-garde qui se réunissent dans la maison de Kahnweiler à Boulogne.
En 1941, pèse la menace de l'« aryanisation », c'est-à-dire l'expropriation et la liquidation de la galerie « juive ». Grâce à son talent de négociatrice, Louise Leiris parvient à reprendre la galerie sous son nom « aryen » et en devient la nouvelle gestionnaire. Grâce à elle, la galerie traverse avec succès la période troublée de la guerre, comme elle l'écrit à Rupf le 16 février 1945 : « Michel et moi n'avons pas quitté Paris depuis 1940. J'ai réussi à maintenir l'activité de la galerie, vous le savez. J'y ai montré tous nos peintres, y compris Klee, pendant toute la période de l'Occupation ».
Louise et Michel Leiris sont des personnes de référence pour Kahnweiler et sa femme Lucie pendant la période des expulsions. Ils font transiter – parfois au péril de leur vie – des informations et des documents de Paris à Saint-Léonard-de-Noblat.
Dans leur appartement parisien, les Leiris hébergent des personnes victimes des persécutions politiques. Grâce à ses contacts, le couple apprend en 1943 que l'arrestation et la déportation de Kahnweiler sont imminentes. Ils le préviennent et lui procurent de fausses cartes d'identité qu'ils lui apportent à Saint-Léonard-de-Noblat, dans le Sud, entre-temps également occupé par les Allemands. Michel Leiris prévoit une cachette qui permet aux Kahnweiler de passer dans la clandestinité à partir de septembre 1943.
Après 1945, l'étroite collaboration de Kahnweiler avec Zette se poursuit. L'entreprise continue de s'appeler « Galerie Louise Leiris ». Celle-ci devient un haut lieu du commerce international de l'art.
La galerie existe toujours, mais a cessé toute activité il y a quelques années.
5 – « Mission Dakar-Djibouti » : sciences coloniales
Le beau-fils de Kahnweiler, Michel Leiris, est membre de la « Mission Dakar-Djibouti ». L'expédition, financée par le Parlement français, est chargée de compléter la collection du Musée d'Ethnographie du Trocadéro à Paris (aujourd'hui Musée de l'homme). Le pillage colonialiste des scientifiques devait permettre une nouvelle exposition, plus complète, de la culture des territoires soumis.
La mission dure du 31 mai 1931 au 30 janvier 1933 ; elle part de l'ouest de l'Afrique et se dirige vers l'est. Au bout du compte, les scientifiques rapportent plus de 3500 objets en France. Le butin prélevé comprend également 6000 photographies, 1600 mètres de pellicule cinématographique et 1500 pages de manuscrits.
Kahnweiler écrit à Rupf le 7 mars 1933 : « Michel est de retour : sain et sauf. Le travail littéraire peut commencer. Il veut se consacrer entièrement à l'ethnographie. Son “Journal”, qu'il écrit chaque jour, est épatant ; seulement, il est si “scandaleux”, si sincère, qu'il nuira à sa carrière d'ethnographe ».
Le 3 juillet 1933, on trouve une note complémentaire : « Le nouveau numéro de la revue Minotaure, le 2e cahier, porte sur la « Mission Dakar-Djibouti ». Zette [Louise Leiris] vous l'enverra, car Michel en a quelques exemplaires ».
On peut donc supposer que la revue Minotaure se trouvait dans la bibliothèque de Rupf, tout comme le journal de voyage de Michel Leiris, paru en 1934 sous le titre L'Afrique fantôme. Leiris condamne sans ménagement les méthodes colonialistes coercitives utilisées par les ethnographes de la mission.
Le masque, qui faisait autrefois partie de la collection Rupf, montre que des objets issus de ces pillages colonialistes ont également trouvé leur place dans des collections d'art européennes et qu'ils ont acquis le statut d'objets d'art sur un plan purement formel, en référence au cubisme ou à d'autres langages plastiques d'avant-garde.
6 – Terreur de la guerre : Pablo Picasso & Guernica
Paris, 25 mai 1937 : Ouverture de la légendaire Exposition Internationale des Arts et Techniques dans la Vie Moderne. Elle dure jusqu'au 25 novembre et attire en tout 34 millions de visiteur·rice·s. Les Rupfs la visitent en septembre.
Dans le pavillon espagnol, Picasso présente Guernica pour la première fois ; cette peinture monumentale est une commande du gouvernement républicain espagnol en lutte contre les troupes fascistes du général Franco. Le tableau dénonce l'attaque des avions allemands semant la terreur sur la ville basque de Guernica ; il montre les victimes civiles et les souffrances des hommes dans la guerre civile espagnole. Depuis un certain temps déjà, le pays est devenu la place d'armes des intérêts internationaux, présageant les violences de la Seconde Guerre mondiale.
Le 17 juillet 1937, Kahnweiler fait un bref compte rendu à Rupf : « Tout d'abord, ce tableau immense et saisissant de Picasso au Pavillon d'Espagne, ainsi que des sculptures de Picasso. Le tableau (environ 10 m de large), n'a absolument rien d'anecdotique, mais il est bien dans l'esprit de Guernica, etc. ».
7 – Sympathie pour le Front populaire
Mai 1936 : en France, le Front populaire remporte les élections. Le 5 juin, Léon Blum, premier Premier ministre socialiste, forme un nouveau gouvernement. Son programme prévoit l’introduction de la semaine de 40 heures, la loi sur les congés payés, la reconnaissance des syndicats, la création de comités d'entreprise ainsi que le droit de grève.
Kahnweiler écrit à Rupf le 16 juin 1936 : « En ce qui concerne la situation politique ici, il est extrêmement difficile de faire le prophète. Tout s'est passé très calmement, sans aucun incident. Impossible d'en prévoir les conséquences. Le “New Deal” de Blum sera peut-être une réussite. Le risque est bien sûr que la hausse des prix prive rapidement les ouvriers des avantages qu'ils ont acquis aujourd'hui, et que de nouvelles grèves éclatent etc. En tout cas, si l'expérience de Blum échoue, ce sera le dernier gouvernement légitime en France. Après, ce sera le communisme ou le fascisme... ».
Les lignes de Kahnweiler expriment beaucoup de sympathie pour le programme gouvernemental socio-démocrate du socialiste Blum. On peut supposer que Rupf y adhère également en partie : ce commerçant prospère est membre du Parti socialiste suisse, section Berne-Länggasse, depuis 1905/06 ; de 1909 à 1931, il écrit des articles sur les arts plastiques et la musique pour le quotidien social-démocrate Berner Tagwacht. Le camarade Rupf reste un membre fidèle du PSS jusqu'à sa mort en 1962.
8 – Des devises pour le « Troisième Reich » ? La vente aux enchères de 1939 à Lucerne
Le 30 juin 1939 la Galerie Fischer organise, à Lucerne, sur ordre du « Ministère de l'Éducation du peuple et de la Propagande du Reich » allemand, une vente aux enchères de Gemälde und Plastiken Moderner Meister (Tableaux et sculptures de maîtres modernes) comprenant 125 œuvres d'art « dégénéré », toutes confisquées dans des musées allemands.
Kahnweiler et Rupf ne savent pas s'ils doivent participer à cette vente aux enchères. Kahnweiler décide tout de même d'y aller « pour empêcher les prix de grimper ». Rupf, lui, aimerait boycotter la vente – « pour que ces bandits n'aient que des frais et ne fassent aucune vente. Ce serait formidable. »
Malgré ses réticences, Rupf finit par acquérir deux œuvres, mais lors de la vente qui eut lieu après les enchères :
- le n° 80, August Macke, Gartenrestaurant (Au jardin du restaurant), pour 900 Fr.
- le n° 81, Ewald Mataré, Liegende Kuh (La vache couchée), pour 480 Fr.
9 – La croix gammée flotte sur Paris
« Nous vivons des heures décisives. Le sort de notre civilisation, de notre monde, notre sort à tous est en jeu. Je garde pleinement confiance ».
C'est ce qu'écrit Kahnweiler à Rupf le 27 mai 1940 – après que l'armée allemande a envahi la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas lors de « l'offensive de l'Ouest », le 10 mai, et qu'elle progresse rapidement vers Paris.
Le 13 juin, le gouvernement français déclare la capitale « ville ouverte »: conformément à la convention de la Haye et à son règlement de la guerre sur terre, Paris n'est plus défendu. Le gouvernement part se réfugier à Bordeaux.
Le 14 juin 1940, les troupes allemandes entrent dans Paris.
Quelques jours auparavant, Kahnweiler a pu se mettre provisoirement à l'abri avec sa femme Lucie dans le sud du Limousin.
Le 16 juin, le maréchal Pétain est nommé chef du gouvernement de la République française et demande un armistice à l'armée allemande. Celui-ci est signé le 22 juin.
La France est divisée en deux zones, l'une « libre » et l'autre « occupée » par les Allemands au nord et comprenant Paris. Dans la « zone libre » Pétain instaure un régime autoritaire : l'« État français » doit – et veut – collaborer étroitement avec le « Troisième Reich ».
Après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord en novembre 1942, la « zone libre », au sud, est également occupée par la Wehrmacht.
En août 1943, les différents réseaux et mouvements de la Résistance s'unissent et intensifient la lutte contre les troupes d'occupation.
Le 6 juin 1944, les troupes alliées débarquent dans le nord de la France, le 15 août dans le sud. Le 25 août, Paris est libéré.
Kahnweiler et sa femme Lucie, gravement malade, quittent leur cachette et rentrent à Paris en octobre.
10 – Le Régime de Vichy : l'« État français » et son régime autoritaire
Le 22 juin 1940, le maréchal Philippe Pétain, âgé de 84 ans, signe l'armistice entre la France et l'Empire allemand. La France est alors divisée.
Dans la « zone libre » au sud (40 pour cent du pays), avec Vichy, station thermale, pour capitale, Pétain devient le « chef de l'État » français, un état croupion au régime autoritaire. La « Révolution nationale » est proclamée ; elle rompt radicalement avec les traditions républicaines de la France, donc aussi avec le droit d'asile, libéral, et mise sur la devise « Travail, Patrie, Famille » substituée à la triade « Liberté, Égalité, Fraternité ». C'est donc un État quasi-fasciste qui est installé et qui collabore étroitement avec la puissance d'occupation allemande.
Selon l'article 19 de la convention d'armistice, la France est tenue de livrer tous les ressortissants allemands, désignés par le Gouvernement du Reich, qui se trouvent sur le territoire français.
La France de Vichy promulgue en outre 64 ordonnances antisémites, privant de plus en plus de leurs droits les Juif·ve·s vivant dans le Sud « libre ».
Tandis que Pétain négocie un armistice avec l'Allemagne, le général Charles de Gaulle prononce le 18 juin 1940, depuis son exil londonien, un discours adressé au peuple français et diffusé par la BBC.
Quelques jours après la signature de l'armistice, de Gaulle regroupe les 110 000 soldats français restés en Angleterre au sein des Forces françaises libres et proclame la poursuite de la guerre aux côtés de la Grande-Bretagne puis des forces alliées.
11 – Privés de leurs droits, persécutés, assassinés
Kahnweiler se considère à la fois comme Allemand et comme Français. Peu lui importe, jusqu'en 1933, qu'il soit issu d'une famille juive assimilée, installée depuis le 17e siècle à Rockenhausen (Palatinat).
Bien que depuis longtemps chez lui à Paris, il observe attentivement les événements politiques en Allemagne après 1933, notamment parce que sa famille, ainsi que de nombreux·euses ami·e·s et connaissances allemand·e·s sont directement concernés - en tant que juif·ve·s et/ou antifascistes – par les mesures de discrimination, privation de droits et persécution édictées par le régime hitlérien.
Dès le 7 mars 1933, Kahnweiler écrit à Rupf : « Que dire de l'Allemagne ? C'est une honte et un déshonneur. J'ai cru que nous vivions dans un monde où, étant né allemand, je pouvais le rester. Mais c'est terminé maintenant. Que puis-je faire d'autre que de devenir français ? Ce peuple, malgré tout, est le mien, mille fois plus que le peuple d'Hitler ».
Après le 14 juin 1940, les « lois raciales » allemandes s'appliquent en France, dans la zone d'occupation allemande. Les magasins appartenant à des juifs doivent porter l'écriteau « juifs » sur leur devanture. Cela concerne également la Galerie Simon, de Kahnweiler, à Paris.
A partir de 1941, Kahnweiler est soumis à l'obligation de se déclarer d'origine « israélite ». Il est déchu de sa nationalité française.
En été 1941, la belle-fille de Kahnweiler, Louise Leiris, sauve la galerie de l'« aryanisation » qui la menaçait.
Le 27 mars 1942, un premier train de Juives et de Juifs déportés quitte la France pour le camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau. 73 autres trains suivront jusqu'à l'été 1944. Sur les 330 000 Juif·ve·s vivant en France, 76 000 sont déportés, dont seuls 2500 survivront.
En septembre 1943, Kahnweiler échappe de justesse à l'arrestation par la Gestapo.
12 – « Le paradis à l'ombre des fours crématoires »
Fuite et refuge – Le 14 juin 1940, le jour où la Wehrmacht entre dans Paris, Kahnweiler écrit à Rupf de Saint-Léonard-de-Noblat : « Nous avons quitté Paris mardi matin dernier, en voiture, et sommes arrivés ici le soir sans aucun incident [...] Eh oui, voilà... Quels événements imprévisibles, inouïs, incroyables ! Nous sommes donc ici, au Repaire, avec les Lascaux. Quand et comment reverrons-nous notre maison de Boulogne, et la galerie ? »
Daniel-Henry et Lucie Kahnweiler resteront jusqu'en septembre 1943 dans ce refuge du Limousin, en « zone non occupée ». Les Lascaux sont toujours à proximité : Elli, le peintre-illustrateur, et Béro, la sœur de Lucie Kahnweiler.
Vie à la campagne – « Mais », écrit Kahnweiler à Rupf le 14 avril 1941 à propos de l'hiver précédent, « nous avons toujours pu nous réchauffer tant bien que mal avec du bois. Pour la première fois de ma vie, j'ai eu des engelures – aux oreilles et à la main gauche. Pour la vie matérielle ici, à la campagne, il y a toujours des solutions, mais dans les villes, c'est très difficile ».
Juan Gris – Pendant ces années de repli, Kahnweiler fournit un travail intense pour rédiger un livre, le livre, sur Juan Gris. Le 30 novembre 1940, il écrit à Rupf : « Tu me manques ! Je t'aurais volontiers donné mes notes à lire, et ton jugement m'aurait, comme toujours, aidé et encouragé ! En tout cas, cette tâche m'aide à oublier les horreurs et la tristesse de notre époque, et pour moi le temps passe toujours si vite. »
Menace – Kahnweiler observe attentivement ses nombreux ami·e·s artistes qui émigrent face à l'occupation et aux répressions allemandes, y compris celles du régime de Vichy. Il écrit ainsi à Rupf, le 28 février 1941 : « Une chose me chagrine et me déprime souvent : l'exode d'une partie de l'intelligentsia française vers les Etats-Unis. Ce milieu intellectuel parisien retrouvera-t-il un jour son lustre ? Je trouve cela effrayant pour l'Europe qu'après l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie, la Tchécoslovaquie, la France se débarrasse à son tour de ses hommes de valeur ».
Entrée dans la clandestinité – Avertis et déjà munis de faux papiers, les Kahnweiler échappent de justesse à l'arrestation par la Gestapo début septembre 1943. Ils font leurs adieux au maire de Saint-Léonard-de-Noblat, qui couvre leur départ.
Passant par Limoges, ils arrivent dans le département du Lot-et-Garonne, plus au sud, dans le petit village de Lagupie. Ils y vivent sans être découverts – sous le faux nom de Monsieur et Madame Henri-Georges Kersaint – jusqu'à leur retour à Paris, libéré, en octobre 1944.
En 1958 Kahnweiler évoque – et résume – rétrospectivement la période où il se réfugie au Repaire, de manière paradoxale : un « paradis à l'ombre des fours crématoires ». Il a eu la chance d'échapper par hasard à son exécution dans un camp de concentration. Et a passé des années productives dans le Limousin, malgré la peur et les privations.
13 – Lait en poudre
Depuis 1940, les Rupf envoient à plusieurs reprises de la nourriture à Kahnweiler. La situation – notamment en ce qui concerne l'approvisionnement de Paris en denrées alimentaires - se dégrade de manière dramatique. Le 23 février 1943, Kahnweiler écrit de manière pressante à Rupf : « Zette [Louise Leiris] vous adresse la demande qui suit. Il n'y a pas de lait du tout à Paris, évidemment. Pourtant elle connaît des gens qui reçoivent du lait en poudre de leur famille en Suisse. Pensez-vous qu'il serait possible de leur en envoyer ? Vous rendriez un grand service aux Leiris et ils vous en seraient très reconnaissants, mais je ne sais pas, bien sûr, si c'est possible ou s'ils doivent être citoyens suisses pour avoir droit à ces envois. Ce serait extrêmement gentil de votre part si vous pouviez vous renseigner à ce sujet. Soyez assurés de notre gratitude. L'envoi peut être fait au bureau de Zette ».
14 – Henri Kahnweiler et Elie Lascaux : disparus ?
La guerre continue à faire rage. En 1943 toute la France est occupée par l'armée allemande. Hermann et Margrit Rupf sont au courant par les informations. A partir de la mi-août 1943, plus aucune lettre, plus aucun signe de vie ne parvient aux Rupf depuis la France jusqu'à Berne. Ils ne savent pas où se trouve Kahnweiler, s'il est encore en vie. Ni quelle est la situation de tou·te·s leurs autres ami·e·s. L'inquiétude est grande.
En désespoir de cause, Rupf s'adresse à la Croix-Rouge à Genève. Le 5 décembre 1943, il envoie une demande à l'Agence centrale des prisonniers de guerre, c'est-à-dire au Service international de recherches des prisonniers de guerre.
Le 21 décembre, l'Agence accuse réception de la lettre et demande qu'on leur communique la nationalité des deux personnes à rechercher pour pouvoir poursuivre les investigations. Dès le 25 décembre, Rupf écrit à l'Agence en expliquant qu'entre-temps il a reçu des nouvelles de ses amis. Pour éviter de les mettre en danger, Rupf demande à l’Agence de cesser les recherches.
On ignore par quels détours ce signe de vie a bien pu arriver jusqu'à Berne.
La première lettre de Kahnweiler ne parvient à Rupf qu'un an plus tard, le 16 décembre 1944. Kahnweiler annonce très brièvement leur arrivée, sains et saufs, à Paris, enfin libéré.
Sur la période de la guerre, le fichier de l'Agence centrale des prisonniers de guerre de la Croix-Rouge, fondée en 1939, comprend 25 à 36 millions de fiches. L'Agence aura transmis 120 millions de messages personnels.
15 – Mai 1945 : Paix et tristesse infinie
De retour à Paris, Lucie et Daniel-Henry Kahnweiler habitent chez Louise et Michel Leiris, quai des Grands Augustins.
Du 16 avril au 2 mai 1945 a lieu la bataille de Berlin – la dernière grande bataille de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Le 8 mai 1945, le Reich allemand capitule.
Quelques jours plus tard seulement, le 14 mai, Lucie Kahnweiler meurt des suites d'une longue et grave maladie. Le 23 mai, Kahnweiler écrit à Rupf : « J'ai perdu une partie de moi-même. Nous étions si unis que nous ne faisions plus qu'un. Les années au Repaire, les années de solitude – pour nous deux, croyez-moi – ont été des années de bonheur, malgré le danger. Je suis comme amputé. »
Zette et Michel Leiris rapportent à Paris, en camion, les dernières œuvres qui se trouvent encore dans le Limousin.
C'est en décembre qu'a lieu à la galerie Louise Leiris la première exposition après la guerre : André Masson : œuvres rapportées d'Amérique, 1941–1945.
Kahnweiler offre à Rupf la lithographie de Masson « Portrait de Henry Kahnweiler » – premier ajout à la collection Rupf après les longues années de guerre.
16 – Inédit : l'échange de lettres entre Daniel-Henry Kahnweiler et Hermann Rupf
Les archives de la Fondation Hermann et Margrit Rupf renferment un trésor jusqu'ici inexploité, un témoignage unique de l'histoire contemporaine et de l'histoire de l'art : les lettres qu'ont échangées le marchand parisien et intermédiaire du monde de l'art Daniel Henry Kahnweiler et le commerçant bernois et collectionneur d'art Hermann Rupf. Cet échange de lettres documente sur un mode très personnel l'amitié de toute une vie, qui avait commencé en 1901.
La correspondance antérieure à 1928 n'a malheureusement pas été conservée. L'échange de lettres commence donc en 1929 et se poursuit jusqu'en 1962, à la mort de Hermann Rupf. Sont publiées ici, pour la première fois, les lettres datées de janvier 1933, quand débute la dictature nazie, à mai 1945, mois de la paix en Europe - et de la mort de Lucie, épouse de Kahnweiler.
Les archives conservent 169 lettres de cette période, que Kahnweiler adresse à Rupf, notamment celles datant des années qui ont suivi la fuite de Kahnweiler de Paris en juin 1940. Ne sont conservées que 25 lettres de Rupf – en l'occurrence des copies carbone que Rupf a faites pour lui-même, pour une raison ou une autre.
Les autres lettres de Rupf à Kahnweiler se trouvent probablement toujours dans les archives de la Galerie Louise Leiris à Paris, mais ne sont pas accessibles.
Caractéristiques particulières
• Jusqu'à la lettre du 27 mai 1940, les lettres de Kahnweiler sont toutes des tapuscrits écrits à la machine.
• Les lettres de Kahnweiler, après sa fuite de Paris en juin 1940, sont manuscrites à la plume.
• Les lettres de Rupf sont toutes des tapuscrits sur papier carbone, sans en-tête ni signature.
• Jusqu'à l'invasion de la Pologne par l'armée allemande le 3 septembre 1939, les lettres de Kahnweiler tout comme celles de Rupf sont rédigées en allemand. Ensuite, ils passent au français – afin que Kahnweiler (citoyen français depuis 1937) ne soit pas soupçonné d'être un « étranger ennemi ».
• La majorité des lettres sont datées, mais il manque les cachets postaux, les enveloppes n'ayant pas été conservées ; les courriers où la lettre se trouve dans son enveloppe font exception.
• Dans les lettres postérieures à juin 1940, on ne décèle aucune trace de la censure rigoureuse (cachets, passages noircis) exercée par les services du régime de Vichy.
• Il n'y a aucune lettre entre le 16 août 1943 et le 16 décembre 1944. Kahnweiler fuit la Gestapo le 5 septembre 1943 et entre dans la clandestinité. Ce n'est qu'après la libération de Paris, le 25 août 1944, que Kahnweiler et sa femme Lucie reviennent à Paris en octobre, après avoir quitté le sud-ouest où ils s’étaient réfugiés.